L'aberration de la publication continue

Repenser la transformation agile : moins de mises à jour, plus de responsabilité numérique
L'aberration de la publication continue

La transformation agile des entreprises

Les méthodes et organisations digitales “agiles” se sont largement diffusées au sein des entreprises, des start-up & pure player internet aux plus traditionnelles.

Les entreprises ont largement adopté les méthodes et les structures agiles du numérique.

Comme toutes les grandes mutations des organisations et méthodes de travail, il y a quelques principes simples et pertinents à l’origine, exprimés dans le fameux manifeste agile (https://agilemanifesto.org/iso/fr/manifesto.html).

Principes que l’on pourrait résumer pour l’entreprise par deux enjeux :

Permettre donc à l’entreprise d’être très réactive aux évolutions d’un marché digital en perpétuelle évolution.

Il faut donc aujourd’hui disposer d’une organisation agile pour ses projets numériques au risque d’apparaître comme un dinosaure du digital.

Afin d'éviter de paraître obsolète dans le monde du numérique, il est impératif d'adopter une organisation agile pour ses projets numériques dès aujourd'hui.

Une philosophie agile dissoute dans les outils et méthodes

Comme souvent lors de la généralisation d’une nouvelle méthode de travail, l’esprit initial (en l’occurrence des principes forts plus qu’une méthode ou des outils si l’on se réfère au manifeste agile) est souvent détourné pour ne pas dire dévoyé.

Les entreprises recherchent pour se transformer des méthodes et outils concrets, “prêts à l’emploi”, “ayant fait leur preuve ailleurs”.

D’une approche ou philosophie agile, nous sommes passés dans des organisations, méthodes et outils très cadrés : rituels Scrums, Feature Teams etc. sont désormais “la norme” pour les équipes digitales, quels que soient le marché, la taille et l’histoire de l’entreprise.

Symbole de ces nouvelles pratiques : le sacro-saint sprint et ses rituels.

Et cet objectif : à chaque fin de sprint, un produit “peut” être mis dans les mains des utilisateurs finaux.

Du “peut” beaucoup d’acteurs ont fait, peut être par zèle, une obligation. A chaque fin de sprint le produit va être mis dans les mains des utilisateurs, même s’il apporte peu d’améliorations par rapport à la version précédente (c’est-à-dire souvent 2 semaines plus tôt).

S’il est difficile de tracer les mises à jour des sites web, les stores d’applications permettent de faire l’historique des mises en ligne.

Le tableau ci-dessous liste pour une dizaine d’applications “blockbuster” la fréquence de mise à jour estimée de l’application sur l’App Store d’Apple et la taille de l’application.

Tableau présentant la fréquence estimée des mises à jour de dix applications populaires sur l'App Store d'Apple, ainsi que la taille de chaque application.

Ce tableau montre que la plupart des principaux acteurs du marché sont dans une dynamique de publication hebdomadaire. Le contenu des releases est en général libellé “évolutions de bugs mineurs et optimisation des performances de l’application”. Il est en effet impossible d’apporter une fonctionnalité ou amélioration technique perceptibles par l’utilisateur toutes les semaines.

Pourtant une telle frénésie de mise en ligne est une double aberration : écologique d’abord, produit ensuite.

Une aberration écologique

Le numérique a beau contribuer par bien des moyens moyens à réduire la pollution (en réduisant nos trajets, consommation de papier etc.), il est aussi un gros consommateur d’énergie électrique et de matières premières (construction des équipements et terminaux). Le numérique mondial “pollue” 3 à 4 fois plus que la France selon les critères évalués !

Le numérique, tout en réduisant certaines formes de pollution, reste un gros consommateur d'énergie et de ressources, générant 3 à 4 fois plus de pollution que la France selon certains critères.

Alors que nous avons (presque) tous modifié nos gestes quotidiens pour éviter le gaspillage et préserver l’environnement (économie d’électricité, d’eau, tri des déchets…), le numérique reste un domaine “où l’on ne compte pas”, bref un espace ou le gaspillage est important.

Si réduire ou maîtriser ses usages numériques sera probablement un sujet pour les marques et citoyens à moyen terme, supprimer les gaspillages va le devenir à très court terme.

Prenons le cas de l’application mobile Facebook. Elle est mise à jour une cinquantaine de fois par an.

Les stores d’applications déclenchent les mises à jour des applications automatiquement, sans action de l’utilisateur final (ce réglage par défaut sur iOS et Android a été mis en œuvre depuis quelques années. Il est possible de le désactiver, mais peu d’utilisateurs font cette démarche.)

Ainsi, que la mise à jour soit utile ou non pour l’utilisateur, qu’il utilise très fréquemment ou très occasionnellement Facebook, celle-ci re-téléchargée (contrairement à ce que j’avais indiqué dans la première version de cet article, les stores permettent maintenant un téléchargement différencié avec les delta d’une version à l’autre. L’application ne sera pas intégralement re-téléchargée si l’éditeur l’a prévu. Ceci est plus ou moins bien mis en oeuvre par les éditeurs, et il est difficile de tracer le pourcentage moyen d’une version à l’autre).

Pour un utilisateur iOS, cela veut dire 12,5 Go téléchargés par an rien que pour mettre à jour l’app Facebook (sans compter les usages) pour un re-téléchargement complet. En prenant en compte la compression et le téléchargement partiel on peut estimé le total à 3–4 Go.

En passant à moins de 10 téléchargements par an pour Facebook, on “économiserait” ainsi 2 à 3 Go de données téléchargées.

On peut estimer que les utilisateurs actifs iOS sur Facebook (iPhone + iPad) sont autour de 15 millions en France (c’est mon estimation, certainement fausse mais suffisamment représentative pour ce calcul).

Ainsi, si les utilisateurs Français iOS de Facebook supprimaient la mise à jour automatique des Apps pour passer d’un rythme hebdomadaire à un rythme mensuel, nous économiserions annuellement 20 à 30 Petaoctet de données transitants sur le réseau et les terminaux, soit au moins 1500 tonnes eq CO2. C’est autant que 1500 allers-retours Paris — New York, soit 5 avions bien remplis.

Le passage des mises à jour hebdomadaires à mensuelles pour les utilisateurs français iOS de Facebook permettrait d'économiser 20 à 30 pétaoctets de données et 1500 tonnes d'émissions de CO2, soit l'équivalent de 1500 allers-retours Paris - New York, ou 5 avions pleins

En faisant ce geste simple de désactiver les mises à jour d’applications automatiques, vous ne perdez pas grand chose mais faites un premier pas vers une consommation plus sobre du numérique. L’étape suivante sera plus difficile : il faudra changer ses usages. Réduire la qualité vidéo du contenu regardé; éviter d’envoyer des photos / vidéos inutiles etc.

On peut aussi attendre des éditeurs d’applications qu’ils optimisent au maximum le poids de leurs applications et des mises à jour; qu’ils réduisent la cadence des mises à jour. Et demander que Google et Apple règlent, par défaut, le paramètre de mise à jour automatique d’actif à inactif, et/ou de le rendre plus intelligent selon la fréquence d’utilisation de l’App.

Une aberration produit

Au-delà de la considération écologique, une telle cadence de mises à jour ne semble pas non plus bénéfique d’un point de vu Produit :

J’observe que chez beaucoup d’acteurs du marché B2C, il y a un fort déséquilibre entre le temps passé en amont à concevoir / faire évoluer le produit et en aval, à bien regarder son comportement sur le marché. Le Produit ne “repose jamais”, il est sans cesse en train d’évoluer.

Difficile de bien juger de sa performance marketing et technique dans ces conditions. Le rythme élevé des releases génère par ailleurs sa part de régressions, de bugs et de dette technique qui doivent être résolus dans le sprint suivant, et entretient en quelque sorte une cadence infernale.

La fréquence élevée des mises à jour engendre des régressions et des bugs qui doivent être corrigés dans les sprints suivants, maintenant ainsi un rythme soutenu et exigeant.

Si le fonctionnement en itérations courtes, ajustées au fil du projet a indéniablement amené beaucoup de positif dans les projets, il est regrettable que chaque itération fasse l’objet d’une publication. Cela ne fait paradoxalement pas gagner le produit en maturité et qualité.

Il me semble nécessaire de casser le rythme de la publication continue :

Conclusion

Le digital va entrer dans l’ère de la maturité et de la responsabilité.

Les publications “permanentes”, sur le web ou les stores d’applications pour nombre d’éditeurs sont un premier symbole à changer dans la culture numérique.

Les éditeurs doivent ralentir le rythme des publications : penser à deux fois avant de publier, prendre en compte que des Go transitent inutilement sur Internet et “polluent”. Même si cette pollution est faible à l’échelle d’un utilisateur, elle devient significative à l’échelle de grands acteurs.

La publication “raisonnée” doit aussi permettre de mettre davantage l’accent sur la qualité et l’analyse des comportements utilisateurs en production.

Apple et Google doivent aussi éduquer le marché et intégrer la démarche de sobriété dans l’expérience de leur produit. L’apport de confort que représentait la mise à jour automatique des Apps n’était pas forcément une avancée écologique : il faut revoir cette fonction : la supprimer “par défaut”, la rendre active que pour les Apps les plus utilisées etc.

C’est une première étape vers le numérique sobre, qui va s’imposer aux

Publié par Vincent Frattaroli